Je n’attendais pas cette conversation avant au moins tes 5 ans, mais c’est arrivé ce soir, à 3 ans et demi.
Ce soir, nous n’étions que tous les deux. Et nous avons passé une bonne fin de journée ensemble. Nous avons parlé de dragons pendant le dîner, et je t’ai raconté, vaguement, l’histoire de Smaug et de Bilbo. Puis, il nous restait un peu de temps avant de monter au lit, et tu as voulu regarder ton nouveau livre sur le système solaire. Tu m’as demandé le nom du trou noir qui est au centre de notre galaxie. Tu m’as posé une colle, j’ai cherché, Sagittarius A*.
On a toujours de grandes conversations durant les rares soirées où ton papa n’est pas là pour ton coucher. On s’adonne sans retenue à notre curiosité scientifique, c’est un peu nos soirées signatures.
Puis avant d’aller dormir, dans la salle de bain, tu m’as reparlé de Bilbo et Smaug. Est-ce que Bilbo avait peur de Smaug ? Oui. Je t’ai expliqué que le courage, c’est quand on brave sa peur. T’étais pas convaincu.
Puis tu m’as demandé si Bilbo est retourné à la terre à cause de Smaug.
« Retourner à la Terre », c’est comme ça que nous t’avons introduit, doucement, le concept de mort.
Nous avons la chance de vivre dans une ville entourée de nature sauvage, et cela implique de croiser la vie et la mort plus souvent qu’en grande ville de béton. Depuis très tôt, nous t’avons expliqué que les choses se meurent un jour. D’abord avec des feuilles mortes que nous croisions, puis les fleurs que nous achetions, les insectes trouvés dans le jardin, j’ai pris soin de les enterrer devant toi, en t’expliquand que maintenant, il allait retourner à la terre. Puis un jour, sur un chemin de randonnée, nous avons croisé une carcasse de veau, qui avait dû avoir un accident là. Nous l’avons passée en te cachant la vue, et en t’expliquant que le veau allait retourner à la terre. Comme la feuille. Comme les fruits tombés de l’arbre. Comme tout ce qui était vivant, un jour. Tu avais 2 ans et quelques et tu n’as pas bien compris. Tu as demandé s’il allait revenir après, et nous t’avons dit que non. Tu étais confus.
Ce concept de retour à la terre nous a paru le plus sain et vrai pour t’introduire à la fin de toute chose, sans angoisse, sans horreur, de façon toute naturelle.
Je t’ai répondu que non, Bilbo ne retournait pas à la terre, dans l’histoire avec Smaug.
Puis tu m’as dit, avec ton air sérieux d’affirmation, « c’est triste quand quelqu’un retourne à la Terre ».
– Oui, j’ai répondu.
– Pourquoi c’est triste ?
– Parce que quand quelqu’un retourne à la Terre, on ne le verra plus, et ceux qui restent sont tristes.
– Et le papa de papa, il est retourné à la Terre, donc papa est triste ?
– Papa a été triste quelques temps, et maintenant ça va mieux. Tout ce qui est vivant retourne à la Terre un jour. Tout, tout, tout. C’est un cycle, c’est comme ça. Tout a un début et tout a une fin. Même le soleil.
Puis tu m’as surprise en poussant plus loin : « Toi et papa aussi ? Un jour ? Retourner à la Terre ? ». Je t’ai répondu que oui, comme tout.
– Et Marton aussi ?
– Oui, ton copain Marton aussi, un jour. Comme toute chose.
Et un peu plus hésitant, tu m’as dit : « Et moi aussi ? »
– Et oui, toi, nous, le soleil, les animaux, les fleurs, nous avons tous une fin un jour.
Je me suis efforcée de garder un ton neutre, scientifique, normal.
Tu as rangé ta brosse à dents en me disant d’un ton rebelle « Ah mais non! Je veux rester ici moi ! »
J’ai ri. Et j’ai dit « mais bien sûr que tu vas rester ! Trèèèès longtemps ! On a une très grande et longue vie à vivre, et plein de choses à faire. Alors ne t’inquiète pas, amusons-nous et apprenons un tas de choses ».
Tu as été très satisfait de cette réponse et ce fut la fin de cette conversation.
Nous avons lu tes histoires « Life on Mars » de Jon Agee (trop cool, je l’adore) et « Night in the City » de Julie Downing, qui est assez extraordinaire.
Puis je me suis couchée à côté de toi, dans le noir, pour notre routine habituelle. Main dans la main.
Lulli miaulait à ta porte. Je pensais qu’il avait faim, mais il voulait juste te dire bonne nuit. Je l’ai fait entrer quelques secondes. Il est venu te voir sur ton oreiller puis il est parti.